C'est probablement un de mes livres préférés. Je le relis - souvent. Et surtout pour ces pages. Alors les voici.
Pour vous aider à comprendre Clémentine est la maman de trumeaux (dans le langage Boris Vian) Citroën, Noël et Joël qui ont dans les pages qui suivent 4 ans et des brouettes. Jacquemort est un psychiatre "vide" qui a atterrit dans ce village il y a 4 ans et des brouettes afin de psychanaliser les gens et se remplir un peu. Vous en savez assez pour comprendre et surtout vous délecter de ce délire de mère dérangée cependant admirablement retranscrit par un homme. Ah oui dernier détail - les dates ne sont pas celles que nous connaissons.
"107 Avroût
Comme je suis inquiète, se dit Clémentine, accoudée à sa fenêtre.
Le jardin se dorait au soleil.
Je ne sais pas où sont Noël, Joël ni Citroën. En ce moment ils peuvent être tombés dans le puits, avoir mangé des fruits empoisonnés, avoir reçu une flèche dans l'oeil si un enfant joue sur le chemin avec une arbalète, attraper la tuberculose si un bacille de Koch se met en travers, perdre connaissance en respirant des fleurs trop parfumées, se faire piquer par un scorpion ramené par le grand-père d'un enfant du village, explorateur célèbre revenu récemment du pays des scorpions, tomber d'un arbre, courir trop vite et se casser une jambe, jouer avec l'eau et se noyer, descendre la falaise et trébucher et se rompre le cou, s'écorcher à un vieux fil de fer et contracter le tétanos ; ils vont aller au fond du jardin et retourner une pierre ; sous la pierre il y aura une petite larve jaune qui va éclore instantanément, qui va s'envoler vers le village, s'introduire dans l'étable d'un méchant taureau, le piquer près du nase ; le taureau sort de son étable, il démolit tout: le voilà qui part sur le chemin dans la direction de la maison, il est comme un fou et il laisse des touffes de poils noirs dans les virages en s'accrochant aux haies d'épine-vinette ; juste devant la maison, il se rue tête baissée contre une charette lourde tirée par un vieux cheval à moitié aveugle. Sous le choc la charrette se disloque et un fragment de métal est projeté en l'air à une hauteur prodigieuse : c'est peut-être une vis, un boulon, un écrou, un clou, une ferrure de brancard, un crocher de l'attelage, un rivet des roues, charronnées puis brisées, réparées au moyen d'éclisses de frêne taillées à la main et le morceau de fer monte en sifflant vers le ciel bleu. Il passe par -dessus la grille du jardin, mon Dieu, il retombe, il retombe et en tombant effleure l'aile d'une fourmi volante et l'arrache, et la fourmi mal dirigée, perdant sa stabilité, vague au-dessus des arbres comme une fourmi abîmée, s'abat soudain dans la direction de la pelouse, mon Dieu, il y a là Joël, Noël et Citroën, la fourmi tombe sur la joue de Citroën et, rencontrant peut-être des traces de confiture, le pique...
-Citroën ! Où es-tu ?
Clémentine s'est précipitée hors de sa chambre, et criait, hors d'elle tout en descendant l'escalier au grand galop. Dans le vestibule, elle se heurta à la bonne.
-Où sont-ils ? Où sont mes enfants ?
- Mais ils dorment, répondit l'autre, l'air étonné. C'est l'heure de leur sieste.
Eh bien oui, ce n'est pas arrivé cette fois : mais c'était parfaitement plausible. Elle remonta dans sa chambre. Son coeur battait. Décidément, c'est dangereux de les laisser aller seuls au jardin. En tout cas il leur faudra interdire de retourner des pierres. On ne sait pas ce qu'on peut trouver sous une pierre. Des colportes venimeux, des araignées dont la piqûre est mortelle, des cancrelats qui peuvent véhiculer des maladies coloniales contre lesquelles il n'y a pas de remèdes connus, des aiguilles empoisonnées cachées là par un médecin assassin lors de sa fuite vers le village après le meurtre des onze personnes en traitement qu'il avait amenées à modifier leur testament en sa faveur, fraude infâme découverte par un jeune interne du service, un type bizarre avec une barbe rousse.
Que devient donc Jacquemort ? pensa-t-elle à ce propos ou vice-versa. Je ne le vois plus guère. Ca vaut autant. Sous prétexte qu'il est à la fois psychiatre et psychanalyste, il se mêlerait peut-être de l'éducation de Joël, Noël et de Citroën. Et de quel droit, on se le demande. Les enfants appartiennent à leur mère. Puisqu'elles ont eu mal en les faisant, ils appartiennent à leur mère. Et pas à leur père. Et leurs mères les aiment, par conséquent, il faut qu'ils fassent ce qu'elles disent. Elles savent mieux qu'eux ce qu'il leur faut, ce qui est bon pour eux, ce qui feraqu'ils resteront des enfants le plus longtemps possible. Les pieds des chinoises. Les Chinoises, on leur met des chaussures spéciales. Peut-être des bandelettes. Ou des petits étaux. Ou des moules d'acier. Mais en tout cas, on s'arrange pour que leurs pieds restent tout petits. On devrait faire la même chose avec les enfants entiers. Les empêcher de grandir. Ils sont bien mieux à cet âge-là. Ils n'ont pas de soucis. Ils n'ont pas de besoins. Ils n'ont pas de mauvais désirs. Plus tard, ils vont pousser. Ils vont étendre leur domaine. Ils vont vouloir aller plus loin. Et que de risques nouveaux. S'ils sortent du jardin, il y a mille dangers supplémentaires. Que dis-je mille ? Dix mille. Et je ne suis pas généreuse. Il faut éviter à tout prix qu'ils ne sortent du jardin. Déjà, dans le jardin, ils courent un nombre incalculable de risques. Il peut y avoir un coup de vent imprévu qui casse une branche et les assomme. Que la pluie survienne, et, s'ils sont en sueur après avoir jouéau cheval, ou au train, ou au gendarme et au voleur, ou à un autre jeu courant, que la pluie survienne et ils vont attraper une congestion pulmonaire, ou une pleurésie, ou un froid, ou une crise de rhumatismes, ou la poliomyélite, ou la typhoïde, ou la scarlatine, ou la rougeole, ou la varicelle, ou cette nouvelle maladie dont personne ne sait encore le nom. Et si un orage se lève. La foudre. Les éclairs. Je ne sais pas, il peut même y avoir ce qu'ils disent, ces phénomènes d'ionisation, ça a un assez sale nom pour que ça soit terrible, ça rappelle inanition. Et il peut arriver tant d'autres choses. S'ils sortaient du jardin, cela serait évidemment bien pire. Mais n'y pensons pas pour l'instant. Il y a assez à faire pour épuiser toutes les possibilités propres du jardin. Et quand ils seront plus grands, ah, là, là ! Oui, voilà les deux choses terrifiantes, évidemment : qu'ils grandissent et qu'ils sortent du jardin. Que de dangers à prévoir. C'est vrai, une mère doit tout prévoir. Mais laissons ça de côté. Je réfléchirai à tout ça un peu plus tard ; je ne l'oublie pas : grandir et sortir. Mais je veux me contenter du jardin pour le moment. Rien que dans le jardin le nombre d'accidents est énorme. Ah ! Justement le gravier des allées. Combien de fois n'ai-je pas dit qu'il était ridicule de laisser les enfants jouer avec le gravier. S'ils en avalent ? On ne peut pas s'en apercevoir tout de suite. Et trois jours parès, c'est l'appendicite. Obligés d'opérer d'urgence. Et qui le fera ? Jacquemort ? Ce n'est pas un docteur. Le médecin du village ? Il n'y a qu'un vétérinaire. Alors ils mourraient tout simplement. Et après avoir souffert. La fièvre. Leurs cris. Non pas des cris, ils gémiraient, ce serait encore plus horrible. Et pas de glace. Impossible de trouver de la glace pour leur mettre sur le ventre. La température monte, monte. Le merceur dépasse la limite. Le théermomètre éclate. Et un éclat de verre vient cerver l'oeil de Joël qui regarde Citroën souffrir. Il saigne. Il va perdre l'oeil. Personne pour le soigner. Tout le monde est occupé de Citroën, qui geint de plus en plus doucement. Profitant du désordre, Noël se faufile dans la cuisine. Une bassine d'eau bouillante sur le fourneau. Il a faim. On ne lui a pas donné son goûter, naturellement ; ses frères malades, on l'oublie. Il monte sur une chaise devant le fourneau. Pour prendre le pot de confiture. Mais la bonne l'a remis un peu plsu loin que d'habitude, parce qu'elle a été gênée par une poussière volante. Cela n'arriverait pas si elle balayait un peu plus soigneusement. Il se penche. Il glisse. Il tombe dans la bassine. Il a le temps de pousser un cri, un seul, et il est mort, mais il se débat encore mécaniquement, comme les crabes qu'on jette vivants dans l'eau bouillante. Il rougit comme les crabes. Il est mort. Noël !
Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
- Oui Madame ?
- Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner
- Mais il n'y en a pas, Madame. C'est du rosbif et des pommes de sable
- Je vous l'interdis tout de même
- Bien Madame
- Et ne faites plus jamais de crabes. Ni de homards. Ni d'écrévisses. Ni de langoustes.
- Bien Madame
Elle rentra dans sa chambre. Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire cuire lorsu'ils dorment, et tout manger froid ? Qu'il n'y ait jamais de feu lorsqu'ils sont éveillées et debout ? Bien entendu, tenir soigneusement les allumettes sous clé. On le fait déjà. L'eau bouillie qu'ils boivent, on la ferait bouillir le soir, une fois qu'ils seront couchés. C'est une chance d'avoir pensé à l'eau bouillie. Les microbes perdent leur virulence quand ils ont bien bouilli. Oui, mais avec tout ce qu'ils fourrent dans leur bouche quand ils sont au jardin. Ce jardin. On devrait presque éviter de les envoyer au jardin. Ce n'est pas plus sain qu'une pièce propre. Une pièce bien propre, lessivée tous les jours, certes, cela vaut mieux qu'un jardin.Evidemment sur le carrelage ils peuvent prendre froid. Mais au jardin aussi. Il y a autant de courants d'air. Et l'herbe mouillée. Une pièce bien propre. Ah ! c'est vrai. Il reste le danger des carreaux. Ils se couperont. Ils se coupent les artères du poignet, et comme ils ont fait une bêtise, ils n'osent pas le dire ; le sang coule, coule et Citroën devient tout pâle. Joël et Noël pleurent et Citroën saigne. La porte est fermée à clé parce qu'on est allé faire une course, et Noël prend peur devant le sang, et il essaie de passer par la fenêtre pour appeler, et voilà qu'il monte sur les épaules de Joël, il s'accroche maladroitement, tombe et se blesse à son tour, au cou, la carotide ; en quelques minutes il est mort, sa petite figure est toute blanche. Ce n'est pas possible, non pas une pièce fermée...
Elle se rua hors de sa chambre , et comme une folle, fit irruption dans celle où dormaient les trois petits. Le soleil éclairait les murs roses par les fentes des persiennes ; on n'entendait que le souffle léger des trois respirations régulières. Noël bougea et grogna. Citroën et Joël souriaient dans leur sommeil, les poings à demi-ouverts, détendus, inoffensifs. Le coeur de Clémentine battait trop fort. Elle quitta la chambre et revint dans la sienne. Cette fois, elle laissa les portes ouvertes.
Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu'ils risquent, j'y pense d'avance. Et je ne parle pas des dangers qu'ils courront lorsqu'ils seront plus grands. Ou lorsqu'ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J'ai dit que j'y penserais par la suite. J'ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. POur le prévoir. Pour le prévenir, je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s'imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J'en suis responsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C'est pour leur bien que je pense à tout cela. cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l'idée, qu'ils peuvent manger des baies empoisonnées, s'asseoir dans l'herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, les abeilles, par les les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, une pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, iles sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s'écroule sur leur tête, le carreau cassé, le sang, le sang...
Elle n'en pouvait plus. Sans faire de bruit, elle se leva, et regagna à pas feutrés la chambre des enfants. Elle s'assit sur une chaise. De sa place elle les voyait tous les trois. Ils dormaient d'un sommeil sans rêves. Peu à peu elle s'assoupit à son tour, crispée, inquiète. Elle tressaillait parfois dans son sommeil comme un chien qui songe à la harde.
Boris Vian - L'arrache-coeur. Pages 133-138. Le livre de poche. Edition 47. Octobre 2008
C'est aussi mon passage préféré :) Je ne me rappelais que ça de ce livre lu il y a des dizaines d'années, et ce soir je cherchais cet extrait et j'étais sûre de le trouver, et le voilà :P
Rédigé par : Jane S. | 29 août 2011 à 00:31